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[ETUDE] Le travail déraciné : comment les désirs des salariés changent les stratégies immobilières

Dans sa grande enquête « Le travail déraciné », conduite en partenariat avec La Française REM, l’ADI et Républik Workplace, The Boson Project a sondé 90 décideurs immobiliers. La seconde partie se consacre sur l’impact des nouvelles attentes des salariés sur les stratégies immobilières des entreprises.

Afin d’identifier les défis qui se posent désormais aux directions immobilières et de proposer des pistes de réflexion vers leur résolution, The Boson Project a interrogé 86 grands décideurs de l’immobilier et de l’environnement de travail. Parmi eux, des représentants de l’Assurance Retraite, Doctolib, SNCF Immobilier, Nexity, Sanofi ou encore Mazars ont pris part à cette enquête.

Les résultats de ces entretiens composent « Le travail déraciné », une étude ayant reçu le soutien de La Française Real Estate Managers, l’Association des Directeurs Immobiliers (ADI) et Républik Workplace. Organisée en deux grandes parties, l’étude répertorie à la fois les problématiques qui s’imposent aux décideurs immobiliers et y adjoint des solutions potentielles, issues du retour d’expérience des entreprises sondées. Si la première partie porte sur l’aménagement et les services au sein des environnements de travail, la seconde décrypte les enjeux liés aux stratégies immobilières

Défi n° 1 : Gérer le nomadisme

Les entreprises ont pu observer deux phénomènes distincts : l’apparition de travailleurs nomades, en mouvement constant et en télétravail permanent – un profil rare et surtout représenté chez les auto-entrepreneurs -, et le déménagement de certains salariés vers d’autres villes ou vers des zones moins urbanisées.

« Il n’y en a pas beaucoup, mais quand même il y en a. On constate une attractivité de certaines régions avec des prix de l’immobilier plus bas : l’Oise, les premières villes de Normandie, etc. », témoigne notamment Jérôme Friteau, directeur des Relations Humaines et de la transformation de l’Assurance Retraite.

Dès lors, proposer des solutions de mobilité devient un enjeu de rétention des talents, auquel les entreprises doivent répondre.

« Au-delà des aspects financiers, on a plein de gens qui aimeraient trouver une autre qualité de vie différente de Paris : que fait-on pour eux ? Il y a un sujet de réussir à garder ces talents, leur donner l’opportunité de rester, c’est un argument majeur pour considérer une ouverture sur le territoire », abonde Ghislain Phan Dinh, Global Real Estate Lead chez Doctolib.

Ce phénomène se manifeste également lors des recrutements, rendus compliqués par cette nouvelle donnée géographique. « On n’observe pas d’hémorragie générale, mais il y a plutôt quelque chose sur les recrutements. L’attractivité de la région parisienne ajoute une contrainte supplémentaire à l’embauche. Sur certains types de postes, c’est plus facile de recruter des gens en province qui ne reviendraient à Paris que certains jours », illustre Jérôme Friteau.

Cette « ultra-mobilité », les entreprises sondées y croient pour près de 60 % d’entre elles… mais timidement, car elle occasionne son lot de nouveaux défis. Un défi financier, d’abord. La prise en charge des déplacements domicile-travail et les mesures d’hébergement, souvent inscrites dans les accords d’entreprise, ont dû être revues pour s’adapter à cette situation. Un défi technique, ensuite. Le sujet très pragmatique des badges d’accès et des réservations de places doit être traité également. Un défi administratif, toujours. Non seulement d’assurance, mais également de gestion des jours de présence et de télétravail. Un défi éthique, enfin. À l’échelle de l’entreprise, la mobilité et la flexibilité des uns font accroître mécaniquement l’iniquité avec les métiers qui en sont privés. Ces réalités différentes, à deux vitesses, cohabitent et se voient.

Bien que ce phénomène de migration soit largement identifié et observé par les directeurs immobiliers interrogés, il s’agit d’un phénomène relativement restreint et non massif, comme le montre l’étude Popsu. « Les résultats invitent à fortement nuancer l’idée d’un exode urbain, qui bouleverserait les structures territoriales françaises. Dans les faits, la géographie des projections et des déménagements des Français dans le “monde d’après” ressemble finalement très fortement à celle du “monde d’avant” ». Ce décalage entre l’ampleur limitée du phénomène et l’attention suscitée chez les entreprises et DRH s’explique par le fait que certains profils participant à ce phénomène ont l’avantage dans les rapports de force avec l’entreprise : il s’agit de cadres supérieurs ou dirigeants, ou de talents rares sur le marché.

Solutions : du cas par cas à l’éclatement en réseau

Tant que ces situations demeurent exceptionnelles, les entreprises ont plutôt tendance à les gérer au cas par cas. Lorsque les demandes s’additionnent, certaines entreprises font le choix de définir des règles afin d’encadrer les départs de collaborateurs loin de leur lieu de travail. Avec le temps du recul et les retours d’expérience, les entreprises observent les impacts de ces réglementations, et commencent même parfois à revenir en arrière sur certaines mesures.

Si le phénomène prend de l’ampleur, notamment dans certains secteurs où les salariés et candidats sont plus mobiles (cadres supérieurs, tech, etc.) l’entreprise doit alors adapter sa stratégie immobilière. Cependant, cette adaptation ne peut se faire qu’en cohérence avec la stratégie business et de développement existantes.

« Les recrutements sont beaucoup en région pour quadriller le territoire français. Si on veut attaquer le gaspillage, il faut être présent dans un maximum de villes », explique Marianne Urmès, People & Culture Business Partner chez Too Good To Go.

Dernièrement, un nouvel outil de la mobilité fait parler de lui : le corpoworking. Il s’agit d’un espace de travail partagé interne à une entreprise. Les entreprises le préfèrent au coworking traditionnel car il présente des avantages de taille : il permet de créer un lieu de brassage ou peuvent se retrouver des équipes dispersées, d’optimiser des surfaces sous-utilisées, d’assurer une certaine maîtrise des coûts et d’offrir un espace aménagé aux couleurs de l’entreprise.

Néanmoins, le corpoworking pose aussi quelques prérequis : disposer d’espaces disponibles dans les zones plébiscitées par les collaborateurs, aménager ces espaces, mettre en place un système d’organisation (information, réservation des places, etc.) et mettre en place un suivi et une animation des lieux. Ainsi, le corpoworking est d’autant plus avantageux pour les entreprises qui disposent d’un maillage territorial important, avec de nombreux sites à disposition, situés dans des zones qui peuvent intéresser les collaborateurs

Défi n° 2 : Rassembler des collectifs éclatés

Partager un bureau, des moments ensemble, une expérience commune, permettrait de souder un collectif pour une grande majorité d’entreprises. Pour preuve, même les entreprises qui ont fait le choix de ne pas posséder de bureaux ont mis en place des moments forts ou séminaires pour remplacer cet effet.

Ce constat soulève une question majeure : les populations qui ne partagent pas les mêmes lieux, qui ne partagent jamais une unité de temps et de lieu, peuvent-ils former un même collectif ?

« Le bureau reste le lieu où se crée cette alchimie particulière entre les hommes et les femmes de l’entreprise. Le jour où les entreprises deviendront une somme d’entrepreneurs n’est pas encore arrivé. Une somme d’individus ne remplacera pas la beauté d’un collectif, où il se crée quelque chose de particulier », exprime Gaël de Cagny, directeur des Relations Humaines de Médiamétrie.

Cependant, certains collectifs ne peuvent être rassemblés dans un même lieu : trop grands, régionalisés, internationaux, etc. L’entreprise doit alors miser sur tous les outils plus « soft » pour rassembler. Chez les entreprises qui ont une culture et un engagement fort, la distance peut être gommée par le fait de vibrer pour un objectif commun, de partager des valeurs et des références communes.

« Chez nous, la distance ne compte pas. On forme un grand collectif. L’appartenance à l’entreprise est quelque chose d’assez fort grâce à notre raison d’être de notre activité », indique Lucile Charbonnier, directrice du Développement RH chez Babilou Family.

Pour les entreprises composées de métiers dits de « terrain » (sur des chantiers, dans des agences, des crèches, des magasins, etc.) et de métiers dits support dans des bureaux classiques, le défi est d’autant plus grand que ces deux populations vivent des quotidiens et des expériences extrêmement différentes. Certaines entreprises tentent de provoquer des moments de rencontre et de partage pour renforcer le collectif, notamment en faisant venir travailler les populations support directement « sur le terrain ».

« Dans le réseau de crèches, on a créé une hybridation des lieux. On réfléchit à la fonctionnalité des crèches, pour avoir des lieux qui sont à la fois des salles de pause et aussi des salles de réunion, en fonction de la journée, explique Lucile Charbonnier. On s’est même demandé si on n’allait pas éclater le siège dans des annexes disponibles des boutiques/agences. Finalement, c’est infaisable, car il n’y a aucun modèle économique qui vaille. »

Solutions : cité unique ou villages

Pour que le bureau soit un lieu d’ancrage pour rassembler les populations, le sujet du dimensionnement du siège se divise en deux stratégies qui se distinguent chez les directeurs immobiliers.

Afin de privilégier une unicité de temps et de lieu, de nombreuses entreprises ont choisi d’habiter des campus, parfois véritables cités dédiées à l’entreprise. Cette approche présente comme avantages d’offrir une expérience de travail commune à tous, permettant de pouvoir se voir et se croiser en un lieu unique et de proposer de nombreux services et aménités opérés et donc maîtrisés par l’entreprise. En revanche, ces campus sont souvent éloignés de la ville de ses transports et de ses aménités, et entraine une forte consommation de fonciers dans des campus souvent étalés – contradictoire avec la nécessité de limiter l’artificialisation des sols.

Préférant la « taille humaine », d’autres entreprises prennent le parti de privilégier des lieux plus petits, propices selon eux à faire vivre un collectif au quotidien, quitte à les multiplier.

« L’idée de campus est saine et c’est celle qu’on plébiscite, mais cela aboutit généralement à un unique bâtiment paquebot déshumanisant… L’idéal c’est d’être rassemblés autour d’un grand parc avec un ensemble de bâtiments à taille humaine avec différents usages, comme un village en somme, décrit Ghislain Phan Dinh. On a une réflexion sur la taille de nos sièges, pour qu’ils soient plus légers, plus agiles, plus efficaces. Un siège comme le nôtre, demain, ne doit pas être un bâtiment de 4 000 personnes, mais des entités de 300 à 400 personnes. »

Défi n° 3 : Repenser le rapport au territoire

De nos jours, les travailleurs français exigent l’ouverture des bureaux sur la ville.

« Si nos gares sont ouvertes à tous les vents et souvent considérées comme des biens collectifs. Nos immeubles de bureaux sont souvent des immeubles hors-sol, déconnectés du territoire, dans lesquels il faut badger pour rentrer, et dans lesquels le salarié rentre comme à l’usine. Ça c’était avant 2019. Et je pense que le salarié ne veut plus entrer au bureau comme il rentre à l’usine. Il a besoin, quand il va au travail, de retrouver les codes qu’il a à la maison. Il veut pouvoir sortir du bureau pour une raison X ou Y, comme quand il est en télétravail. Il va falloir qu’on trouve dans les années à venir une façon de faire au bureau plus de choses que ce qu’on peut faire chez soi. Et cette connexion avec le territoire va être quelque chose d’intéressant à développer pour ça », exhorte Frédéric Goupil de Bouillé, directeur exécutif Méthodes et Qualité chez SNCF Immobilier.

Le bureau, incarnation tangible de l’entreprise, est une opportunité de se connecter avec différentes réalités : celle du quartier (riverains), celle de la ville ou du territoire et de ses acteurs (élus locaux, acteurs économiques du territoire, emplois), et celle de la société (engagements RSE). Et à l’heure où la ville se densifie et où l’espace se fait rare, où les affres du réchauffement climatique se font de plus en plus pressants, le bureau en tant qu’objet immobilier émetteur de carbone et consommateur de foncier doit trouver les solutions d’améliorer son impact sur la cité et la société.

Solutions : mixité dans l’espace et le temps

Ainsi, le « bureau de demain » présente comme caractéristique clé un socle ouvert sur l’extérieur, avec pourquoi pas une rue ou cour intérieure, à l’instar de Metal57, siège de BNP Paribas Real Estate. Mais très vite, cette envie d’ouverture est freinée par un certain nombre d’obstacles. Ainsi, même ce site emblématique n’est pas encore parvenu à lever toutes les difficultés réglementaires et techniques pour ouvrir sa rue intérieure à une mixité telle qu’elle était imaginée au départ.

« En tant que promoteur aujourd’hui, on ne construit plus que des bureaux avec un socle mixte, car nous croyons profondément à la mutualisation des espaces. Mais presque systématiquement, le preneur referme le RDC car il y a encore trop de contraintes pour lui à ouvrir un hall ou même un auditorium au grand public. Cela créé beaucoup de frustration pour tout le monde », déplore Sonia Da Silva, directrice générale adjointe en charge du département utilisateurs de Bouygues Immobilier.

Autre solution pour partager ses espaces sans avoir à affronter les difficultés de l’ouverture totale : les mettre à disposition d’un public défini, lorsqu’ils ne sont pas utilisés. Les pistes d’actions sont nombreuses pour nouer des liens avec son environnement : partenariats avec les commerces et services des environs, actions RH ou RSE pour l’emploi ou les étudiants de la ville, mutualisation d’un service avec une organisation voisine ou ouverture aux riverains… Malgré tout, les directeurs immobiliers se déclarent aujourd’hui pessimistes sur la capacité des entreprises à réaliser cette ouverture, à cause des obstacles cités.

Malgré les difficultés et les obstacles actuels, les décideurs immobiliers insistent sur la nécessité de trouver les solutions pour renforcer l’enracinement des bureaux au sein de la cité. Du côté des territoires, les maires sont plus que jamais confrontés à la problématique de la densification des villes, pris en étau entre la crise du logement et loi sur la Zéro Artificialisation Nette des sols. Devant inventer un nouveau modèle de ville mêlant densité et cadre de vie, ils comptent sur les acteurs privés, y compris les entreprises, pour participer à cet effort.


Les résultats de l’étude seront au programme du Club Planète Immo du 8 novembre ainsi que d’un atelier-débat aux Immo Days, les 15 & 16 novembre.